Avec un peu de retard, et après une période tumultueuse, faite de déclarations fracassantes, contradictoires et loin d'être toujours défendables et matérialisée par 5 mini albums (dont deux, Kids See Ghosts et ye, parlaient de façon très personnelle de santé mentale et de la bipolarité de son auteur, alors dans une phase manifestement noire) ; voilà que Kanye West a semble-t-il trouvé une paix intérieure relative, grâce à la religion, et le fruit musical de cette rédemption est un album fortement influence par le gospel, nommé Jesus Is King. Ce disque aura eu une gestation tout aussi tumultueuse, devant au départ se nommer Yandhi, et être la face B et pacifiste de Yeezus, l'album sombre, abrasif, gonflé à l'ego de 2013. Yandhi a largement fuité sur internet a un stade assez avancé de sa composition, et possédait des influences assez psychédéliques dont Jesus Is King a en partie hérité (quelques morceaux en ont même été sauvés dans une version remaniée). Néanmoins, cet album a semble-t-il été jeté aux oubliettes, ne correspondant plus à l'orientation davantage gospel de la musique, dans la continuité du Sunday Service organisés par Kanye (sorte de série de messes musicales hebdomadaires), et à sa rigueur religieuse nouvelle (aucun juron n'a été proféré sur JIK).
Le disque commence d'ailleurs par un morceau interprété par le Sunday Service Choir, la chorale rassemblée autour de Mr West. Nommé "Every Hour", c'est un pur morceau de gospel choral, porté par des voix et un piano. Dieu sait que ce genre musical peut être cliché et mal utilisé (bon, comme tout genre musical, une pensée pour le gros rock qui tache), et c'est en particulier vrai pour les crossover rap/gospel, pour lesquels Kanye, en grand esthète de la Great Black Music en général, a été un précurseur, de "Jesus Walks" à "Wouldn't Leave" en passant par "Ultralight Beam". On se souviendra (ou pas) des tentatives mignonnettes mais parfois oubliables, gênantes voire irritantes de Chance The Rapper de worship music version hip-hop. Tout ça pour dire qu'ici, ce n'est pas le cas. C'est affaire de subjectivité, d'oreille, mais la musicalité de West lui permet à mon sens de faire du gospel avec goût, et cette intro est parfaite pour démarrer l'album avec une musique qui sonne vivante, énergique, et ample.
Kanye West - Selah (2019)
Ce morceau débouche sur l'orgue grandiose qui ouvre "Selah", grand morceau de rap au flow aiguisé, affûté par une utilisation bien pensée de la saturation sur la voix, qui avait déjà fait des merveilles par le passé (cf "Two Words", "Gorgeous"...). A l'écriture, quelques habitués dont CyHi The Prynce, fidèle auteur du label GOOD Music, le duo Clipse dont on reparlera, le maître es gospel Ant Clemons, et à la prod l'artisan sonore des délires les plus ambitieux de West, Mike Dean. Une oeuvre hautement collaborative, peu étonnant pour ceux qui ont suivi la carrière de Kanye et ses méthodes de travail, et connaissent sa capacité à laisser d'autres briller sur ses propres disques. Ce morceau, puissant, utilise des percussions hollywoodiennes d'ailleurs un poil exagérées, et dégage une certaine urgence, la prod ample et saturée participant à ce côté brut, chaud.
De même que "Follow God", qui grésille et donne un grain vintage au flow à l'ancienne de Kanye, sur une prod rappelant ses débuts, mais avec un parfum intemporel qui traversait également certaines des impeccables instrus de ses Wyoming Tapes, de Kids See Ghosts à Nasir. Sur ce titre, il mêle des réflexions sur la spiritualité et ses contradictions, la culture afro-américaine et le combat pour les droits de cette communauté, déjà amorcées sur "Father Stretch My Hands" (2016), auquel ce nouveau morceau fait référence. L'instru sample "Can You Lose By Following God" (1974), magnifique titre soul de Whole Truth.
Kanye West - On God (2019)
Ce morceau s'enchaîne magnifiquement avec "Close On Sunday", à la production intrigante, mystérieuse et angélique, qui ajoute à la prod soul/gospel saturée et grésillante des guitares, quelques éclairs d'autotune et un synthé-sirène la liant parfaitement avec la rétro-futuriste "On God", produite par le génial Pi'erre Bourne. Les instrus, les thèmes de rédemption, de spritualité, et les flows de cette première partie d'album s'enchaînant naturellement, ils apparaissent former une suite de morceaux courts liés entre eux musicalement, à la manière de ce que Brian Wilson a essayé de faire avec le tourmenté Smile des Beach Boys.
La 2e partie de l'album est entamée par "Everything We Need", et tout en restant gospel, elle marque sa différence avec quelques éléments musicaux plus récents (beat trap, autotune, le choeur angélique de voix, dont celle, précieuse, de Ty Dolla Sign). Ce morceau continue dans la direction intemporelle, mêlant modernité et traditions musicales dans un creuset minimaliste, des meilleurs moments de ye. "Water" s'enchaîne parfaitement, ses influences venues de la pop psychédélique (Animal Collective, Beach Boys), du funk, de la house, et du rnb la rendent assez inclassable, proche des travaux récents de Frank Ocean dans l'épure et le travail à la fois expérimental et accessible sur la forme.
Kanye West - Water (2019)
L'instru de "God Is" fait dans le grandiloquent un peu pathos, et la voix bizarrement enraillée (effet accentué par des effets de modification vocales) rend ce morceau un peu étrange, moins percutant que le reste malgré ses qualités. Là où certains morceaux semblaient avoir un aspect volontairement lo-fi dans la prod, celui-ci ne semble pas forcément fini. A dessein, certes, on peut voir ce que Kanye a essayé de faire ici avec cette interprétation à nu, mais le rendu est un peu paradoxal. Par exemple sur "Hands On", ça sature, ça grésille, on entend des souffles de micro, mais ça fait vivre la musique et le tout est très vivant. Des nappes de synthé irréelles, une basse obsédante, des flashes de choeurs processés et retravaillés à l'extrême comme chez Bon Iver ou Francis & The Lights, y forment un magnifique canevas au sein duquel la voix claire de Kanye qui y rappe avec conviction.
Kanye West - Hands On (2019)
Ces choeurs de voix surmodifiées font également le sel de "Use This Gospel", également ponctuée par un synthé-sirène, pour un ensemble un peu déjà entendu chez Kanye mais tout de même puissant, diversifié par une alternance rap/chant autotuné, ainsi que par les couplets des frères Pusha-T et No Malice, du duo Clipse, réuni sur disque par Kanye après des années de brouille, et par un solo minimaliste de saxo final du roi du smooth jazz 80's Kenny G. On notera d'ailleurs les contributions importantes de Clipse, tout comme Mike Dean, Timbaland ou Ant Clemons, dans la conception de cet album (ce dernier ayant été un artisan crucial du mort-né Yandhi, dont Jesus Is King a récupéré quelques morceaux). Un très bon titre, en tous cas. Le disque s'achève ensuite sur "Jesus Is Lord", trop courte outro sympathique mais qui n'a pas le temps de gagner en intérêt avant sa fin prématurée, ayant tout de même le mérite de fermer le disque avec quelques belles décharges de cuivres soul/gospel.
Que penser de ce disque ? Est-ce un des meilleurs albums de Kanye ? Peut-être pourrions nous plutôt nous demander si cette question, cette comparaison, immédiatement posée à chaque sortie de l'artiste par la presse musicale, sur lequel elle fait reposer des attentes inatteignables et déraisonnables à chaque fois, est intéressante. Si vous voulez la réponse, non, cet album n'est certainement même pas dans le top5 de l'artiste. C'est, en revanche et à mon humble avis, un bon album, un disque assez unique, et une évolution logique et bienvenue dans la discographie d'un artiste important et fascinant. Mais ça, c'est à vous de juger.
En attendant d'en savoir plus, grâce au documentaire sur cet album et sur le virage chrétien de Kanye du même nom, et en gardant en tête que les morceaux de cet album sont susceptibles d'être modifiés en temps réel par l'artiste au fil des prochains jours/mois, je vous invite à vous faire votre propre avis en l'écoutant, et pourquoi pas à le donner en commentaires.
En attendant son éventuelle suite, prévue par Kanye pour Décembre, mais qui pourrait mettre quelques années à sortir elle aussi, je vous souhaite une bonne écoute.
Alex