Stan Getz & João Gilberto - Getz/Gilberto (1964)
Disque mythique s'il en est, ce disque fut enregistré en 1963, paru en 1964, et réunit un sacré line-up. Je dirais même un line-up sacré, tant ses membres sont des légendes, individuellement. Jugez plutôt :
Stan Getz, saxophoniste américain, surnommé The Sound, et adulé par Coltrane. Ca pose le personnage. Carrière hors-norme, en quantité comme en qualité, et de façon variée. Ce personnage, ouvert et curieux, désireux de chercher et d'explorer avant tout, abordera nombre de genres musicaux différents.
João Gilberto, chanteur et guitariste brésilien, pionnier des pionniers de la bossa nova, et figure tutélaire du genre.
Antônio Carlos "Tom" Jobim, célèbre compositeur et arrangeur brésilien, autre père de la bossa nova, et auteur, seul ou en collaboration, d'un nombre hallucinant de grands classiques du jazz. Il est ici à la composition et au piano.
Et puis Astrud Gilberto, la femme de João, qui fait ici ses débuts en tant que chanteuse, sur deux titres. N'oublions pas Sebastião Neto à la contrebasse, Milton Banana à la batterie, et Vinicius de Moraes, considéré comme le meilleur parolier du genre.
Gilberto, Jobim, et Getz.
Mais comme chacun le sait, en musique le casting ne fait pas tout, même si en jazz, cet adage perd un peu de sa pertinence. Le fait est que ce line-up a accouché d'un des albums les plus mythiques du jazz. C'est véritablement un disque qui a changé à jamais la face de la musique moderne. En effet, il connut un succès commercial considérable, et quelque peu inattendu (même si il s'agit d'une musique assez accessible car très mélodique). On en parle même comme du disque jazz le plus vendu de tous les temps. Ce succès commercial et critique (Grammy Awards...), donc, va faire connaître au grand public, mais aussi à énormément de musiciens à travers le monde ce qu'il se passe musicalement au Brésil au début des années 60, c'est à dire la bossa nova. Que l'on peut résumer à un genre de samba ralentie pour laquelle la mélodie prime avant tout. Le son est souvent très clair, pur, l'orchestration minimaliste, et les chansons sont accompagnée d'un rythme caractéristique à la guitare acoustique, parfois substituée ou accompagnée par un piano.
Par cette alliance de cool jazz et de bossa nova assez novatrice, Getz, Gilberto et Jobim ont réussi à populariser la musique brésilienne d'une façon spectaculaire à travers le monde, diffusant partout ce son qui en inspirera beaucoup, et malheureusement aussi quelques suiveurs qui feront pas mal de tort à cette musique, mais c'est le jeu.
Ce succès monstrueux, on le doit surtout aux deux titres chantés en partie par Astrud Gilberto, à savoir Corcovado, mais surtout la célèbre (j'ai presque envie de parler de tube) The Girl From Ipanema, qui deviendront dans ces versions des standards du jazz. Chantées en partie en anglais, ce qui facilitera l'exportation de ces chansons.
Getz et Astrud Gilberto
Ce morceau mythique, The Girl From Ipanema, a été composé par Jobim, lui-même carioca (habitant de Rio), qui a demandé à de Moraes d'écrire des paroles d'après ses observations sur la célèbre plage, et sur la femme idéale selon lui.
Et en 5 minutes et des poussières (d'étoiles), elle résume bien tout le génie de cet album. Une mélodie si belle qu'on ne peut qu'être touchés par sa grâce. Le jeu dépouillé et le chant pur de João Gilberto sont d'une poésie plus qu'émouvante. Il démarre le morceau calmement, appuyé discrètement par la batterie, la contrebasse, et le piano discret de Jobim. L'intensité augmente subtilement, sans que l'on ne s'en rende trop compte, les larmes montent aux yeux, le sourire se dessine sur les lèvres, et l'on est au comble de la joie lorsque Astrud Gilberto entre en scène pour chanter le "refrain" de la chanson, de sa voix belle, fragile et mélancolique, et le saxophone de Getz fait des merveilles mélodiques. J'ai rarement entendu chose aussi bouleversante de toute ma vie. Pour tout vous dire, la première fois que j'ai écouté la chanson, le temps s'est suspendu. J'avais l'impression d'avoir écouté une chanson d'à peine 2 minutes, alors qu'elle en fait presque 5 et demie. Une seule solution : la repasser immédiatement.
Rien que pour ce morceau, l'album serait déjà un indispensable. Mais ce n'est pas tout.
En effet, les autres morceaux ne sont pas en reste. Doralice et sa mélodie entêtante, joyeuse, servie par ce line-up qui décidemment ne mérite aucun qualificatif inférieur à parfait. L'évidence de ce morceau qui coule tout seul, entre la beauté brute du chant et de la guitare de Gilberto et la sophistication du saxophone de Getz, dans l'écrin délicat des arrangements de Jobim.
Les morceaux se suivent, dans une ambiance qui varie du plus mélancolique (Para Machuchar Meu Coracao, Desafinado, Corcovado, O Grande Amor ), au plus guilleret (So Danço Samba, Vivo Sonhando). Mais toujours avec cette même classe inégalable.
Stan Getz
Bref, vous l'aurez compris, cet album que j'ai découvert au début de l'année, m'a énormément marqué. Pour tout vous dire, je crois que pendant deux ou trois bonnes semaines, je n'écoutais presque que lui sur ma platine. Et je l'écoute au moins deux ou trois fois par semaine depuis. Cet album a accéléré ma découverte de la musique brésilienne de façon considérable. Vous verrez, vous aussi vous serez accros assez rapidement au diamant brut qu'est João Gilberto, ou à ce génie absolu de Tom Jobim...
L'apparente simplicité d'une musique en réalité assez complexe, le dépouillement de l'orchestration, et son dévouement absolu au service de la mélodie sont une véritable leçon de musique et de musicalité. L'émotion qui s'en dégage est indescriptible. La guitare de Gilberto tresse un rythme entêtant, autour duquel s'épanouit le piano de Jobim, souligné par la section rythmique. La voix de Gilberto, d'une sensibilité inouïe, joue la mélodie, provenant du plus profond de son âme. Mélodie autour de laquelle tourne le saxo de Getz, qui d'abord accompagne Gilberto, puis prend son relai. De façon précise, il délivre des notes toujours nécessaires, jamais superflues, qui d'abord accompagnent la mélodie principale, la caressent, la rejoignent quelques instants, puis s'en démarquent, continuant la danse tout autour en autant de variations et de reprises qui ne font que souligner et rappeler la beauté de cette mélodie.
Gilberto et Getz
Il ne faut d'ailleurs pas oublier que la bossa nova, si on la considère (grossièrement) comme une samba ralentie, est donc une musique de danse (ou issue d'une musique de danse). Ici, le rythme assuré par la guitare, sa section rythmique, et les danseurs sont les deux voix d'Astrud et de João, ainsi que le saxophone de Getz. Et le piano, observateur, s'amuse de son côté, à traîner un peu sur la scène avec les musiciens, regarder ces danseurs d'un œil complice, nourrir le rythme, puis va parfois se joindre à eux et danser autour de la mélodie. En tous cas c'est comme ça que moi je visualise cette musique.
Si vous n'êtes pas convaincus, remettez The Girl From Ipanema. Allez-y, n'ayez pas peur. Vous entendez, d'abord ce rythme léger, João qui entre en piste, sur cette piste de danse qui pour le moment est déserte. Heureux de voir cela, les musiciens augmentent petit à petit l'intensité de l'accompagnement pour ce danseur solitaire. Intriguée par ce charmant jeune homme, Astrud entre elle aussi dans la danse, fragile et belle à la fois. Elle remue au rythme des musiciens, et fait sensation. Tout le monde est ébahi par la grâce de sa performance. Le saxophone de Getz se lève de son siège, pour à son tout fouler le parquet, tourne autour d'Astrud, séducteur, et lui dévoile son numéro de charme. Il danse de façon divine, ne refait jamais deux fois le même mouvement, mais de temps en temps il fait des clins d'œil appuyés à Astrud en reprenant quelques pas qu'elle a exécutés avec brio quelques instants auparavant. Puis le piano de Jobim, un peu jaloux, et qui s'était mêlé de façon plus discrète à la danse, s'invite lui aussi pour tenter sa chance, mais de façon plus timide et retenue, quoiqu'élégante. Astrud revient sur la piste, immédiatement courtisée à nouveau par Getz qui la sollicite pour danser avec lui, en continuant ses mouvements sophistiqués autour d'elle, mais elle continue, impassible, inaccessible, à regarder un peu plus loin, le danseur solitaire du départ, jusqu'à la fin de la chanson. Voilà, maintenant, repassez-là, fermez les yeux, et essayez de vous imaginer la scène.
Tiens, cela pourrait être très intéressant de comparer les images évoquées par ce disque, dites-moi ce que vous pensez de ma version, et donnez-moi la vôtre.
Pour conclure, c'est un disque que je recommande à tout le monde, amateur de jazz ou pas, sa sensibilité saura, j'en suis sûr, vous émouvoir autant que je l'ai été à son écoute. Cet album est vraiment un indispensable de toute discothèque, de la beauté à l'état pur, qui permet un partage assez immédiat. La première fois que je l'ai passé, j'étais chez mes parents, et à la fin du disque ma mère m'a demandé des renseignements sur l'album. Je l'ai passé à un repas, et mes deux parents étaient conquis. Depuis, ma mère (qui a étudié le portugais à la fac, ça aide), essaie de retrouver les disques de bossa qu'elle écoutait quand elle était plus jeune. Voilà, tout simplement, un passage, la totalité de l'auditoire (même l'auditoire imprévu, je le passais juste pour moi au départ), est conquis. Cet album universel célèbre la beauté, et fait du bien.
C'est pourquoi vous devez, si ça n'est pas déjà fait, l'écouter impérativement. Je vous mets des liens pour cela vers deezer, et spotify. Voilà, vous n'avez officiellement plus aucune excuse. Revenez ici nous donner votre opinion sur ce chef-d'oeuvre.
Bonne écoute !
ALEXANDRE