Aujourd'hui, nous vous présentons un monument du prog français : 2870 de Gérard Manset.
Gérard Manset est l'un des artistes les plus éclectiques, secrets et passionnants de la musique francophone. Réservée à une poignée d'initiés. Ecouter du Manset, c'est ce plaisir jaloux d'écouter un artiste au style très personnel, dont on a l'impression qu'il a écrit la musique juste pour lui. Il réussit à coucher sur bande ce qu'il a dans la tête, il y a une maîtrise et une précision de chaque aspect (composition, arrangements, interprétation, son...) qui le rapproche des plus grands. Et paradoxalement, on a également l'impression que cette musique très personnelle a été composée rien que pour nous. En plus, sa voix est très particulière, elle rebute d'ailleurs la plupart des gens, mais ça l'a forcé à mettre au point une technique de chant ultra-personnelle (comme Daho, Gainsbourg...), donnant une intégrité et un côté unique à sa musique. Ajoutez à cela la difficulté d'accès à son oeuvre, et vous avez tous les ingrédients pour obtenir une oeuvre cultissime.
Cet album en particulier, 2870, est sorti en 1978, et voit sa pochette signée par le collectif Hipgnosis, qui ont réalisé la plupart des pochettes du Floyd, dont leur mythique Dark Side Of Ther Moon (1973) et de nombreux groupes psyché ou prog. Cette décision artistique forte vu le contrôle total de son oeuvre (il est photographe et peintre, il aurait pu tout à fait la réaliser lui-même) reflète son ancrage dans un mouvement davantage international (en particulier anglo-saxon) que franco-français.
Photo de la pochette intérieure de 2870 |
En effet, ses influences sont à la fois très américaines et blues, mais vues à travers un prisme très britannique, à la manière de Dire Straits ou Pink Floyd. On entend également du rock anglais, et plus particulièrement du glam, dans la manière de convoquer de somptueux arrangements orchestraux sur ses morceaux et de les faire cohabiter avec des guitares saturées. Mais l'ambition du projet rappelle également les grands groupes prog ou hard comme Led Zeppelin, et les ambitions littéraires apportent cette touche française bienvenue. Et c'est ce qui fait toute la richesse et la singularité de cet artiste dans le paysage musical de l'époque.
Sur "Jésus", qui introduit les six titres de ce projet, on entend en effet toutes ces influences. La guitare blues mordante, mais qui sait également tracer des entrelacs caressants comme on en entendra chez le contemporain Mark Knofler dans un jeu très pické, le piano glam 70s très percussif et théâtral (impression soulignée par les cordes), et une ambiance grave, à la Pink Floyd de Whish You Were Here (1975). Le pont, riche en cordes, rappelle la chanson française la plus ambitieuse qui soit, celle de Gainsbourg orchestrée par Vannier, ce qui est également audible dans le texte irrévérencieux, dans lequel il apostrophe Jésus sur l'état du monde : "Tu m'as bien compris, Jésus, tu m'as bien compris de travers / Avec tes amis, vide ton verre", "Serais-tu devenu sourd ?".
Les trois chansons suivantes montrent un versant plus apaisé de la musique de Manset, presque proche de la variété radiophonique de l'époque.
"Un Homme Et Une Femme", poursuit sur la même veine, avec un côté très anglais dans le jeu des claviers, rappelant la pop prog de Supertramp ou la chanson française rythmée de Véronique Sanson (aspect renforcé par la rythmique du chant et les choeurs). Le texte, fort, aborde la violence domestique et détourne cette ambiance pop/chanson française de cabaret, aidé en cela par une guitare hard mordante et une basse vicieuse. Dans ce morceau, on a une portion introduisant à merveille le reste de l'album : un motif mélodique est joué en boucle, grâce à une guitare rythmique chargée en wahwah à la Pink Floyd et des arrangements impeccablement interprétés (comme sur Le Maudit de Sanson ou sur les disques jamaïcains de Gainsbourg, faisant appel à de nombreux requins de studio), afin de laisser s'exprimer un solo de guitare grandiloquent terminant le morceau en feu d'artifice.
"Amis", clôt cette trilogie avec une ambiance plus acoustique et des ambiances psyché-folk champêtres, un chant moins torturé, davantage Cabrel. Mais le texte est dépressif, on parle du temps qui passe et la difficulté pour Manset de garder des relations humaines, à l'aide d'images fortes et macabres ("Comme un oiseau sans tête", répété comme un mantra ; "à quo sert de s'aimer / s'il faut le dire / s'il faut l'écrire / le répéter"). Le traitement de la voix est remarquable, entre reverb et échos, cette chanson est comme contée en pleine nature, cela est renforcé par le son naturel des guitares sur lesquelles Manset a laissé des "buzz" et des dissonances, ce qui enrichit leur son et rappelle les éléments de musique indienne ayant influencé le psychédélisme.
Mais tout ce début d'album, tout excellent qu'il soit, s'efface devant la grande oeuvre qu'est le morceau-titre, "2870". Ce morceau démarre comme une bande originale de film, à la François de Roubaix, avant de virer vers une orchestration funk-rock grandiose et hypnotique. On note des influences très importantes de Pink Floyd : la guitare façon Gilmour, les ambiances de Dark Side Of The Moon et Wish You Were Here, avec cette basse menaçante, une tension rythmique, l'utilisation de la wah wah. Ce qui aboutit au même résultat que les anglais, ce funk froid, blanc, vidé de sa chaleur et de sa substance et détourné, qu'affectionnent les musiciens de prog (à la "Money"), un funk pour planer plus que pour danser. Avec un côté très contemplatif, il tourne en boucle sur la deuxième partie de la chanson pour laisser la place à des entrelacs de guitare et à des soli façon "Maggot Brain" de Funkadelic, avec lequel il partage cette ambiance funk-rock groovy, froide et déchirante, utilisée de façon prog voire psyché et d'une expressivité blues dans l'intention. Les cordes sont également remarquables, utilisées au départ en nappes comme un simple arrangement, elles étouffent progressivement le morceau par vagues successives et impriment une structure oscillante et un crescendo de plus en plus oppressant au morceau.
C'est une musique sensationnelle et sensorielle (avec le jeu du stéréo, on le ressent de façon physique), qui joue avec l'auditeur et qui nous touche personnellement par sa puissance et son côté lancinant, tel un requiem. C'est un paysage complexe dans lequel on se perd volontiers, pour contempler ce fourmillement surdoué d'idées, de sons et de sensibilité, qui nous fait arrêter toute activité, oublier toute notion du temps, oublier le reste de l'album, oublier même le fait qu'on écoute de la musique et qui nous captive totalement. En cela, ce morceau est, avec le krautrock, précurseur de la tendance drone de la musique psychédélique, tout en restant très sincère dans son intention et son expression malgré cette grandeur.
Il est également intéressant de noter que le fou de studio qu'était Manset en est arriver à des résultats cousins de ceux des producteurs de dub jamaïcains, tout aussi géniaux et barrés, avec un accent sur la basse et la rythmique, un groove en boucle avec des contretemps marqué et des éléments musicaux apparaissant et disparaissant au gré d'effets sonores irréels (comme le piano ici).
Enfin, malgré la prédominance de l'instrumentation, le texte enrichit cette ambiance en racontant une histoire dystopique se déroulant en 2870 : "Son sang se vide, dans une cage on le glisse / Les murs sont blancs, les murs sont lisses", "Une tour immense / Froid le silence / Les cris de haine et de vengeance".
Et même s'il est impossible de passer après un titan comme "2870", l'album se clôt d'une bien belle manière sur "Ton âme heureuse", entre pop-folk pure, production 80s et guitare FM. Ce morceau, dans sa production et son son, est précurseur des années 80, avec d'un côté la pop-folk psychédélique et synthétique de XTC, le hard-rock de Guns & Roses (ce son de guitare!), et la prog pop riche en synthés de Toto. Tout en étant très accessible : le refrain déclamé d'un ton détaché est assez catchy (pour du Manset).
Cet album est un des meilleurs Manset, ce qui n'est pas peu dire vu le nombre hallucinant de classiques de l'artiste. Mais pour les néophytes ou ceux bloqués par son style, ce disque peut-être une bonne porte d'entrée, particulièrement pour les amateurs de prog ou de rock anglo-saxon des années 70. Sa discographie se continue par ailleurs avec l'excellent Royaume De Siam, sorti l'année d'après, que nous vous conseillons également si vous avez aimé celui-ci.
Pour l'écouter, le streaming n'est pas disponible, alors foncez à la médiathèque la plus proche de chez vous ou complétez votre collection de galette via Discogs.
Etienne & Alexandre