Je vais dans cet article poursuivre la veine entamée par ma chronique de l'album McCartney II, à savoir essayer de vous convaincre de (re)tendre une oreille à un des disques les plus mal-aimés de leurs auteurs respectifs. Pourquoi ?
Car selon moi, loin d'être une bouse inaudible, comme vous le vendront la plupart des chroniqueurs (rock surtout), cet album est en réalité une petite pépite dans la discographie du Loner, et grâce à ses différences stylistiques avec le reste de son œuvre, peut même vous offrir une porte d'entrée sur la musique de Neil Young si vous y êtes allergiques.
Neil Young en live dans la tournée qui suivit Trans
Mais tout d'abord, un peu de contexte. En 1982, Neil Young n'est pas au zénith artistiquement, ses derniers albums sont loin d'être ses plus inspirés, et cela se ressent au niveau commercial. De plus, il apprend que son fils qui vient juste de naître souffre d'une paralysie cérébrale, pathologie dont souffre déjà son fils aîné, et qui cause de gros problèmes de communication entre eux. Sur le plan personnel aussi, le Loner n'aura jamais aussi bien porté son surnom.
Toute cette détresse paternelle accouchera d'un album, Trans, dont le thème principal est justement l'impossibilité de communiquer.
Mais ce qui rend cet album si unique, outre le thème, c'est l'orientation électronique donnée à l'ensemble. En effet, Young s'appuie ici sur des synthétiseurs, des vocodeurs, de la talk box et des ambiances plus futuristes et plus froides que par le passé. On pense notamment à la batterie, très métronomique, qui malgré un son clinique et inquiétant est parfois presque dansante. Cela ne vous étonnera pas de penser à Moroder, Kraftwerk, Yellow Magic Orchestra ou même à du disco ou des groupes de synthpop de l'époque, en écoutant cet album.
Neil Young, Trans, en live
Car le Loner a tout compris de la pop commerciale de l'époque et en connaît tous les ressorts. Il se permet de ressortir tous les gimmicks accrocheurs permis par ses nouvelles machines, mais avec son sens de la mélodie et une mélancolie qui empêche tout débordement hors de la zone du bon goût.
On commence avec un procédé très prisé des musiciens qui changent de style de façon assez radicale : la première chanson qui correspond exactement à ce que l'artiste en question faisait précédemment, et que le public attend. Pour montrer que oui, l'artiste sait encore le faire, mais veut passer autre chose, et faire la transition avec le reste de l'album. Un autre exemple de ce que j'avance ? Ecoutez la première chanson du The Age of Adz de Sufjan Stevens. Même démarche.
Cette première chanson, c'est "Little Thing Called Love", country-rock très popisée, qui ne présage en rien de la suite, hormis un détail : les chœurs du morceau rappellent le travail de Jeff Lynne sur The Move et surtout Electric Light Orchestra, et si je cite ce nom c'est parce que soniquement on entend beaucoup de similarités entre Trans et certains passages plus synthétiques des albums d'ELO. La chanson en elle-même ? Souvent décrite comme guimauve, en réalité une merveille de pop avec un gros côté glam et des allusions folk/country.
Mais même si elle permet une certaine transition, elle ne prépare pas au choc de la deuxième piste...
Verso de pochette
Car on attaque en effet le cœur électropop de l'album. Avec son chef-d'oeuvre "Computer Age". Rythmique froide, synthé à la Kraftwerk, guitares rock sales avec un rôle surtout rythmique, voix vocoderisées... Ce morceau est une merveille, du niveau du meilleur de Moroder. Et cette ambiance de dystopie à la Blade Runner évoquée par la sympathique pochette du disque s'installe à merveille. Et est confirmée par le paranoïaque "We R In Control", avec son vocoder inquiétant préfigurant le Daft Punk de Human After All, ses sons robotiques, son rythme haletant et ses guitares sales et vicieuses.
Puis, une éclaircie, avec "Transformer Man" ,petite pépite d'électropop qui préfigure pas mal de chose en électropop. Et qui là encore rappelle beaucoup et pour notre plus grand plaisir le meilleur d'ELO. Mélodiquement c'est parfait, et l'émotion est rehaussée par la mise en son électronique d'une grande justesse. Pop song moderne et parfaite, qui n'a absolument pas vieillie, et 2e chef d'œuvre de l'album.
On a ensuite "Computer Cowboy", plus dans la veine de "We R In Control", et un peu en-dessous en niveau qualité tout en restant très honorable. Suivie d'un "Hold On To Your Love" plus pop et très sympathique, avec de magnifiques chœurs glam, des claviers très inspirés, et une guitare discrète mais essentielle. Un superbe morceau.
Neil Young & Nils Lofgren, en live (1982)
Puis vient le morceau de bravoure très Daft Punk avant l'heure, "Sample & Hold". Il associe avec brio rock (noise) et électro sur plus de 8 minutes. Young aurait gagné à incorporer quelques éléments en plus histoire de rendre le morceau plus varié, surtout vu la durée du morceau, mais il fonctionne très bien tel quel tout de même, et ce minimalisme volontaire fait aussi sa force. 3e tour de force.
"Mr Soul" garde de son prédécesseur le minimaliste et la guitare limite noise. Avec une approche de la composition beaucoup plus rock et concise. Et amorce le morceau final "Like An Inca", ou le retour à une écriture complètement folk/rock. Et très inspirée, ce morceau est digne de figurer sur les meilleurs albums de Neil Young. Plus de 9 minutes de maestria, et notre 4e chef d'œuvre. Sur 9 titres, pas mal hein ? D'autant que je n'ai recensé aucun déchet ni remplissage.
Bref, vous l'aurez compris, cet album est selon moi (et cela n'engage que moi) un incontournable de la discographie du Loner et un incontournable si vous vous intéressez au rock à la pop ou aux musiques électroniques. A réécouter sans préjugés si vous l'avez détesté à l'époque ou plus tard en faisant l'erreur de le comparer aux autres disques de Neil Young alors que stylistiquement ce n'est absolument pas comparable.
On ne va pas se mentir, Neil Young n'a pas non plus inventé l'électro avec cet album, mais il a composé une petite perle et a su intégrer à son écriture une modernité hallucinante non seulement pour l'époque mais aussi dans l'absolu (cet album a peu vieilli d'un point de vue son, il a même pris du cachet, et certaines idées annoncent pas mal de groupes a venir). Peut-être même que quelques rockers puristes trouveront là une ouverture vers tout un pan de la pop électronique qu'ils ignorent à tort.
En un mot : chef-d'oeuvre sous-estimé !
Et si vous ne me croyez pas, une version acoustique vous convaincra :
Mr Soul
Pour finir et pour saisir le côté visionnaire de la tournée qui suivit, voici quelques extraits live de la tournée Trans (1982-83) :
Transformer Man
Sample And Hold
Computer Age
Tracklist
Side one
- "Little Thing Called Love" – 3:13
- "Computer Age" – 5:24
- "We R in Control" – 3:31
- "Transformer Man" – 3:23
- "Computer Cowboy (aka Syscrusher)" – 4:13
Side two
- "Hold On to Your Love" – 3:28
- "Sample and Hold" – 5:09 (CD - 8:03)
- "Mr. Soul" – 3:19
- "Like an Inca" – 8:08 (CD - 9:46)
LINE-UP
Nils Lofgren – guitar, piano, organ, electric piano, Synclavier, vocal, Sennheiser Vocoder
Ben Keith – pedal steel guitar, slide guitar, vocal
Bruce Palmer – bass
Ralph Molina – drums, vocal
Joe Lala – percussion, vocal
Frank Sampedro – guitar, stringman
Billy Talbot – bass
N'hésitez pas à donner votre retour sur cet album ou cette chronique en dessous. Merci beaucoup à vous pour la lecture et les commentaires, en espérant que cet article vous ait été utile et/ou agréable.
Alex
Beau billet !
RépondreSupprimerJe ne sais pas si tu l'avais lue à l'époque mais, au cas où, je te livre mon analyse du même Trans :
Pour bien parler de Trans et, conséquemment, bien le défendre, il n'est pas inutile, en guise de préambule, de le contextualiser dans la carrière du Loner comme dans sa vie privée, le sens, la profondeur qu'il y gagne en fait une toute autre oeuvre, plus grande.
Nous sommes donc au début des années 80, période particulièrement délicate pour les géants des années 60 et 70 comme vous le savez sans doute tous déjà. Pour Neil, tout devrait bien aller, il vient de signer un juteux contrat avec un label qui monte (Geffen) et effectue un retour discographique fébrilement attendu par une cohorte de fans d'avance enthousiastes qui voit dans cette nouvelle ère un possible renouveau après deux derniers albums pas forcément très inspirés (Hawks And Doves, Re-ac-tor) qui en seront pour leur frais quand tombera l'opus nouveau, Trans. Parce que, si professionnellement Neil a tout pour être heureux, ce bonheur est irrémédiablement entaché par le lourd handicap mental de son dernier né, Ben, et son incapacité de communiquer avec lui par des méthodes traditionnelles.
Forcément, musicien qu'il est, c'est par le truchement de son art qu'il s'essaye à l'impossible. Ce détail, non explicité à l'époque de la sortie, forcément influe largement sur l'orientation musicale de l'album, qui fait figure de mouton noir dans un catalogue jusque alors largement dédié au rock et à la folk. Ici, voix robotisées et synthétiseurs mènent la danse pour ce qu'il est convenu de considérer comme l'album électronique du canadien. On s'en doute, pas plus les fans que la critique ne marcha dans la combine et Trans de se retrouver voué aux gémonies tel l'affreux barbarisme que beaucoup entendaient. Pourtant la plupart des compositions se tient bien et le parti-pris expérimentaliste fonctionne plutôt mieux que ce qu'on aurait pu craindre à la description sonique du contenu. Ainsi, malgré leur vocaux vocodérisés, des chansons comme Transformer Man ou Sample and Hold valent leur pesant de chemises à carreaux et vestes en jeans... Et le reste est à l'avenant d'une création unique de (Nine Inch) Neil (avec, qui plus est, un beau casting au menu).
Album bancal, imparfait mais étonnamment attachant, Trans n'est sans doute pas l'oeuvre Younguienne la plus essentielle de sa longue et excellente discographie, on l'admettra sans peine. Passer outre serait cependant une erreur, il a gagné, avec le temps, une patine, un charme qui le rend, de l'avis de votre serviteur, nettement plus aisément "ingérable" aujourd'hui qu'à l'époque de sa parution. Et puis, un album fait avec le coeur et d'aussi nobles motifs ne peut pas être totalement mauvais, n'est-ce pas ?
On est d'accord ce n'est pas son meilleur album mais je le trouve plutôt cohérent, solide au niveau compositions, et il a son charme tout particulier dû à ce sons "robotique".
SupprimerJe suis plutôt d'accord avec ce que tu dis donc, j'émettrais juste moins de réserves sur les qualités du disque :)
Les références à Kraftwerk pour les rythmes et les sons, ainsi que les référence à ELO pour le côté plus melodique et moins froid de ce dernier, sont vraiment pertinentes. Je remarque notament la grande similitude entre l'intro de Computer Age de NY et celle de Computer World 2 de Kraftwerk, sorti 2 ans au par avant et qui est assez frappante.
RépondreSupprimerIl est aussi très intéressant de remarquer que loin d'occulter cet album, Neil Young l'assume pleinement en jouant à tous ces concerts des morceaux comme Mr Soul ou Computer Age.
Je ne suis ni un fan, ni un connaisseur, mais cet album me plait beaucoup !
Oui on retrouve souvent ces morceaux joués en live. Young a d'ailleurs déclaré qu'il s'agissait d'un de ses albums favoris de lui-même :)
SupprimerOui, d'accord avec les références à Kraftwerk.
RépondreSupprimerEt bien vu aussi la similitude, dans la démarche, avec le Futile Devices de Sufjan Stevens.
C'est l'exemple le plus criant de ce que j'avance, et dans une moindre mesure la transition entre les 2 premières chansons de Trans m'a fait penser à celle entre les 2 premiers de The Age Of Adz :)
SupprimerJ'avoue apprécier la pochette ;) Dans le genre affiche de film de science fiction des années 80 c'est pas mal du tout !
RépondreSupprimerJ'adore "Harvest Moon" aussi. Et c'est vrai que j'ai écrit ça en tenant compte du cas de 99% des gens qui écoutent Neil Young : ils ne commencent pas avec "Trans" ou des morceaux extraits de ce LP :)
Tu as eu une découverte assez originale de l'artiste, du coup !
Personnellement c'était plus classique "Déjà Vu" de Crosby Stills Nash & Young, "Harvest" et "On the Beach", puis "Harvest Moon" et puis les autres après...
J'ai toujours fait un parallèle entre cet album et 808s & Heartbreak de Kanye West. Tous les deux ont tenté (et réussi) un pari electropop dans un genre totalement réticent à ce genre musical (Hip-Hop et Rock), et ont du subir des retours négatifs de la presse et de leurs fans avant que l'on se rend compte à quel point ils étaient en avance sur le temps.
RépondreSupprimerC'est une excellente analyse ! :) Très très bien vu de ta part. J'apprécie énormément les deux albums, pour le coup.
SupprimerCeci dit le Trans n'a pas encore été autant réhabilité que 808s et pas aussi vite. Même si quelques sites plus pop et rock indé, moins rock classique, en parlent un peu de la même manière que nous.
Merci :)
SupprimerJe pense que l'influence de 808s sur le rap a été plus importante que celle de Trans sur le rock, peut être pour ça qu'il a été le plus réhabilité.
Encore une fois totalement d'accord avec toi. Et si 808s a été plus influent c'est aussi qu'il a été plus précurseur. Young passe ici après pas mal de crossovers électro / rock très réussis depuis "Telstar" à ELO en passant par Kraftwerk, Silver Apples...La démarche est osée mais moins suicidaire que faire du rnb électronique dépressif à l'époque du rap sous testostérone à la 50cent.
SupprimerMerci pour tes commentaires très intéressants, et n'hésite pas à signer avec un petit pseudonyme si tu reviens commenter par ici, c'est agréable de voir qui commente si c'est régulier :) A+