Swamp Dogg, de son vrai nom Jerry Williams Jr, est un génie fou connu pour ses classiques déviants du funk 70's tels que Total Destruction Of Your Mind (1970) et Rat On (1971). Et si ces faits d'armes pourraient suffire à le considérer comme un vétéran de la musique populaire, comment le qualifier lorsqu'on découvre qu'il a enregistré sa première chanson à l'âge de 12 ans en 1954 ? Mais le plus étonnant, c'est que malgré toute cette expérience accumulée, il ait su garder son esprit joueur et son esprit à l'affût. C'est ainsi qu'il a décidé de bâtir son nouvel album autour de procédés de modification de la voix plus ou moins ubiquitaires, tels le sacro-saint diptyque Autotune/Melodyne, mais aussi des procédés plus récents au rayonnement pour le moment moins large, comme le Messina qui permet à un chanteur d'harmoniser en temps réel avec lui même. Pour appliquer ces idées, il s'est entouré à la production de Ryan Olson du groupe d'électro-rock Poliça, qui a par le passé utilisé ces procédés sur des morceaux comme "Darkstar" ou "Amongster" (2012), mais aussi de Justin Vernon (Bon Iver) dont le morceau "Woods" est un incontournable de l'histoire de la musique populaire et de l'utilisation de logiciels "autotune-like", et qui est également une des rares personnes a avoir utilisé de manière intensive le Messina sur 22, A Million (2016). Cf par exemple le morceau "715 - CREEKS", issu de cet album :
Bon Iver - 715 CREEKS (2016)
Là encore, il ne s'agit pas chez Swamp Dogg de retoucher la voix pour corriger une fausse note (déjà ce serait un comble pour un chanteur soul/funk d'une telle qualité), mais plutôt de pousser le logiciel dans ses retranchements en diminuant tellement le délai de correction que la voix glisse de note en note de façon robotique et totalement artificielle, ce qui a pour effet paradoxal de rendre certaines inflexions de voix plus émouvantes, utilisation répandue depuis les classiques 2000's de Kanye West et Lil Wayne, entres autres. Mais Williams n'a pas pour autant délaissé la soul et le funk, ils les a juste pervertis à coup de voix trafiquées, de synthés déviants, de programmations alambiquées et de boîtes à rythme louches. L'album comporte notamment 2 reprises sur 9 titres, celles de "Answer Me, My Love", rendue célèbre par Nat King Cole, et de "Stardust" de Hoagy Carmichael. La première est déchirée par une série d'incidents volontaires de production, altérant en permanence l'intégrité du morceau, ne laissant jamais l'oreille de l'auditeur au repos en le faisant sans relâche entrer et sortir du mix, à la manière d'une certaine forme de musique classique contemporaine quelque part entre John Cage, la musique concrète, et la pop avant-gardiste de Scott Walker ou Jonny Greenwood. La seconde est quand à elle complètement transfigurée par des cordes dissonantes jouant là encore sur l'effet de surprise.
Hoagy Carmichael - Stardust (1927?)
Swamp Dogg - Stardust (2018)
Cette musique inédite, sorte de soul numérisée à l'arrache, fascine. Pleine de bugs, de glitches, ses silences et ses respirations semblent emplis des fantômes des grands de la soul. Comme si les âmes de centaines de musicien.ne.s, chanteur.euse.s, producteur.trices, hantaient désormais l'ordinateur sur lequel ces chansons ont été produites. L'absence est le fil conducteur de ce disque - la pochette est d'ailleurs flagrante à cet égard - et Swamp Dogg aborde tous les thèmes qui lui sont chers : l'amour, le sexe, le deuil sous toutes ses formes, le climat économique, politique, social et racial d'une Amérique malade.
Swamp Dogg - Lonely (Clip, 2018)
Concernant l'amour, deux des meilleurs morceaux du disque traitent le sujet de façons différentes : "Lonely" combine un texte pensif et un instrumental rythmé et accrocheur pour aboutir à une chanson très marquée par la soul 60's et en même temps hyper moderne à l'heure ou des gens comme le nigérian Wizkid, qui trafique son héritage afrobeat à grands coups d'influences jamaïcaines et d'autotune, ont un tel impact mondial. En tous cas c'est une réussite, mais la deuxième chanson dont je vais vous parler est vraiment le plat de résistance de cet album, j'ai nommé "I'll Pretend". Cette chanson est sublimée par la guitare d'un autre vétéran, Guitar Shorty, et la contribution de Bon Iver. Swamp Dogg y raconte l'histoire tragique d'un homme vieillissant qui se fait des illusions sur celle qu'il aime, s'auto-persuade qu'elle reviendra, et l'attend, tout en sachant au fond d'elle même que si elle est partie, a fortiori pour le tromper, il finira probablement seul. Cette histoire tragique est totalement incarnée par la production, qui met en son l'aliénation, la solitude et le désespoir de façon exacerbée et totalement bluffante. Un grand morceau de blues moderne, défiguré par des saillies de synthé kitsch remplaçant l'orgue soul, des drones menaçants masquant la lointaine guitare et lui retirant tout son pouvoir consolateur. Les deux clips sont des merveilles illustrant là encore parfaitement le propos.
Swamp Dogg - I'll Pretend (Clip, 2018)
"I'm Coming With Lovin' On My Mind", un peu chillwave, un peu électrofunk, est également assez moderne dans un paysage pop marqué par les prods bondissantes de DJ Mustard et le kitsch magnifié de la vaporwave. Une très bonne pop-song, mémorable et accessible. "$$$ Huntin'" déconstruit un funk sec descendant direct de James Brown, en le trempant dans une production West Coast un peu Mustard, un peu Dre, un peu Zapp & Roger, et en y ajoutant un côté déclamé plus menaçant, à la façon d'Alan Vega de Suicide. "I Love Me More" hésite quant à elle de façon intriguante entre vieille dance, rnb radiophonique, funk et blues, tandis que "She's All Mind All Mind" passe un rnb daté mais sexy à la moulinette d'une électronique déjà cheesy il y a 25 ans, dressant un contraste saisissant. "Sex With Your Ex" pousse même la déconstruction un cran plus loin et montre toute l'ambition de ce disque.
Swamp Dogg - I Love Me More (2018)
Ce disque est une surprise totale, mais dans le genre, ç'en est une excellente. Le propos, profond, drôle et touchant, est parfaitement appuyé par des chansons mémorables, produites avec un esprit défricheur, et accompagnées de visuels marquants et cohérents. C'est une renaissance loin d'être inattendue sur le principe tant l'artiste a prouvé sa capacité à se renouveler, sa sensibilité et son intelligence au cours des décennies, mais c'est tout de même un exploit à saluer. Foncer dans une direction courageuse est une chose, en sortir un album aussi concis, touchant, dérangeant et beau que celui-là en est une toute autre.
A écouter absolument.
Alex