Alejandro Ghersi, alias Arca, est un producteur électronique de génie. Avec ses albums Xen (2014), Mutant (2015) et Entrañas (2016), il a poussé un peu plus loin l'électronique mouvante, organique et déconstruite d'Autechre, sans les excès cliniques des dernières oeuvres du duo. Son électronique est étrange, aussi belle que repoussante, aux sons irréels et organiques, la bande son parfaite d'un film de Cronenberg comme ExistenZ, où les difformités et excroissances organiques se mêlent au mécanique pour causer une attraction-répulsion assez unique. Mais suite à son travail sur le dernier album de Björk, sa musique a pris un tournant. Celle-ci l'a convaincu de mettre sa voix en avant dans la musique, et l'introduction de son chant en espagnol (il est d'origine vénézuélienne) a considérablement modifié sa musique.
La musique se fait moins oblique, plus directe, comme une pop déviante et immensément belle. Le chant d'Arca se rapproche de la théâtralité d'ANOHNI, avec ce côté presque chanteur d'opéra. Proche, au final, des dernières œuvres avant-gardistes de Scott Walker, avec ce chant de crooner héritier d'une tradition théâtrale européenne pris dans une musique issue de l'opéra mais regardant vers le futur, inspirée par le classique contemporain, John Cage et l'électronique abstraite d'Autechre justement. Davantage au service du chant, mais toujours poignante, intrigante et vivante, avançant à son propre rythme, fluide, grave et légère, loin des structures trop figées du cadre pop. Si vous voulez un exemple de cela, les deux premiers morceaux du disque vous éclaireront. "Piel" et "Anoche" sont pour moi deux réels chef-d’œuvres, parmi les chansons qui m'ont le plus touché cette année. Rien à dire de plus, écoutez les et vous serez très probablement bouleversés aussi. On n'en est pas très loin sur le dépouillé "Sin Rumbo", qu'on pourrait presque qualifier de "glitch crooner" ou "glitch opera". On retrouve cette inspiration classique sur le fragile et très pur "Coraje", et sur la pièce "Miel", qui évoque la narration visuelle merveilleuse des contes mis en musique de Prokoviev.
Ceci dit, la musique reprend souvent ses droits et accouche de cet opéra de l'an 3000 qu'on entend sur le superbe "Saunter", sur l'apaisé "Fugaces", le très classe "Child" et le plus sauvage "Castration". Parfois même, le bruit et la fureur reprennent le dessus, comme sur "Whip", au discours assez profond qui évoque nombre d'images malsaines et effrayantes, et débouche sur un "Desafio" plus ouvertement électro-pop et accessible. On pourrait presque espérer un crossover pop avec des titres comme "Desafio", et "Reverie", plus accessibles au grand public, partageant les codes du rock indé des quinze dernières années. C'est tout le bien qu'on souhaite à ce grand artiste.
Bref, ce disque est un grand disque, qui montre la vitalité de la musique latino-américaine après les superbes Céu, Luisa Maita, Modular et Helado Negro de l'an dernier.
Alex
J'ai écouté Piel par curiosité et ça passe très bien. Je pensais que la "voix à la ANOHNI" que tu décrivais allait être rédhibitoire pour moi et en fait non.
RépondreSupprimerCurieux que je n'ai jamais cherché à en savoir plus alors que j'avais en tête qu'il faisait partie de la prod' du Vulnicura de Björk que j'ai bien aimé.
Ses albums d'avant sont très recommandés aussi, plus abstraits et abrasifs dans l'électronique que celui ci, qui est "vocal" ce qui fait une sacré différence. Content de t'avoir fait découvrir !
SupprimerJe l'avais pris suite à un avis très positif sur UNCUT. Un autre temps je pense que je l'aurai acheté pour sa pochette et ensuite découvrir. Comme découvrir le Wyatt de Rock Bottom. Attention, d'abord le goûter et décider ensuite quand dans la journée et pour quelle humeur l'écouter en entier. Faut pas se louper sur ce coup ci.
RépondreSupprimerAutre moyen: te lire et l'écouter dans "l'ordre" que tu proposes, tu fais un bon guid d'écoute.
Toutes ces façons de découvrir l'album sont bonnes !
SupprimerÀ bientôt