Les aventures musicales de deux potes

Les aventures musicales de deux potes

samedi 7 octobre 2017

Rap Updates 2017 : Vince Staples, JAY-Z, Young Thug

Vince Staples

  Le rap est un univers compétitif, tout le monde le sait. Et pour durer, il faut changer. D'autant plus que le genre commence à sérieusement dater, et qu'on assiste par conséquent à certaines révolutions : des mentalités et du discours d'abord (envers l'expression d'émotions ou des sujets aussi divers que l'orientation sexuelle, le féminisme ou la dépression) ainsi que de l'esthétique globale (ouverture musicale toujours plus grande, éclosion de virtuoses). Révolutions auxquelles il faut s'adapter pour saisir son époque, rester pertinent, percutant et artistiquement intéressant, et ce que l'on soit un artiste vétéran, un jeune premier ou quelque part entre ces deux extrêmes, et c'est ce que nous allons voir avec ces trois exemples : Vince Staples, Young Thug et Jay-Z.



Vince Staples - Big Fish Theory (2017)

  Vince Staples est unique. Après un premier album aux sonorités post-punk et psychédéliques à l'allure de chef-d'oeuvre, il a pondu le très bon EP complètement barré Prima Donna, il était sur le meilleur morceau du dernier Gorillaz, et il est revenu cette année avec ce disque qu'il qualifie lui-même d'afro-futuriste. Très électroniques, les prods sont à la fois référencées (on y entend successivement toute l'histoire de l'électro et en particulier son héritage chicagoan) mais également très modernes, à l'image du très cadré et presque pop (grâce au chant de Kilo Kish"Crabs In The Bucket" qui ouvre le disque. Cet aspect électro-pop, mi-expérimental mi charmeur, parcourra tout le disque, de "Alyssa Interlude" évoquant l'ouverture musicale totale et le spleen de Damon Albarn sur un sample des Temptations et une interview d'Amy Winehouse. Albarn qui pointe le bout de son nez lors du morceau suivant, le magnifique gospel technoïde "Love Can Be..." dans lequel sa voix est réduite à l'état de sample, Staples maîtrisant son disque d'une main de fer.

Vince Staples - Bagbak (2017)

  Parfois, on sa retrouve avec de gros bangers électro comme la puissante techno de "Homage", "Party People" (avec un je ne sais quoi jamaïcain), "SAMO" ou "Yeah Right" qui détonnent complètement, à part chez Kanye West, Danny Brown et Pusha-T, difficile d'entendre des beats aussi étranges chez un artiste de ce calibre. D'ailleurs, c'est le king Kendrick Lamar qui sublime ce dernier morceau d'un couplet d'anthologie d'une puissance crasse à même de ramener tous les jeunes bidouilleurs de distorsion du soundcloud rap à leurs chères études. D'ailleurs, ce n'est pas pour rien que le single "BagBak", qui claque bien, ait été envoyé en éclaireur. Sa maestria rythmique rend la track produite par Ray Brady absolument irrésistible.

Vince Staples - Big Fish (2017)

  Malgré le côté inédit du projet, les références à ses pairs ne sont pas absentes. Avec un feat de Juicy J, et sur une prod de Christian Rich, le morceau "Big Fish" évoque le travail de rénovation du G-Funk de DJ Mustard et YG. Approche doublée sur un "745" qui mêle le hip-hop funky californien et la trap d'Atlanta grâce à un liant électronique.


  Mais le clou du disque c'est ce "Rain Come Down" dont j'ai déjà parlé précédemment, dans lequel on a tout : le côté dub, la house, la techno, le rap virtuose, le gospel/rnb grâce au surdoué et sous-estimé Ty Dolla $ign, et l'électro-pop néo-80's belle à pleurer mêlée à un lead G-Funk surréel sur la conclusion angélique du morceau. 

Vince Staples - Rain Come Down (2017)

  En réalité, ce qui tient ce disque, outre la constante qualité des productions et leur homogénéité esthétique, c'est le flow inimitable de Staples, désabusé, fier, arrogant, intelligent, implacable, agile et minimaliste à la fois. Et comme toujours, il a su s'entourer pour proposer une oeuvre totale aboutie et impressionnante (la pochette et les clips valent le détour).

  Un grand disque, de bout en bout, que je vous encourage à écouter par exemple par ici. Et un bel exemple de réinvention musicale, très tôt dans une jeune oeuvre prometteuse et déjà bien remplie.






JAY-Z - 4:44 (2017)

  Tout part de "Glory". Sorti en 2012, ce morceau, produit par les Neptunes (Pharrell Williams & Chad Hugo), évoque la naissance de Blue Ivy Carter, le premier enfant de Jay-Z, d'une façon assez inédite chez le rappeur puisqu'il y est d'une vulnérabilité totale. La fierté et les peurs de la paternité, la relation avec sa femme, la douleur d'une précédente fausse couche et l'angoisse qu'elle a entraîné, l'amour d'un père pour sa fille... Tout est abordé, sur un beat simple, beau et plein de soul samplant le battement de coeur de sa fille et ses premiers cris. Un très bon morceau.


Jay Z - Glory (2012)

  Mais l'année d'après, on a affaire à un Magna Carta Holy Grail (2013) un peu lourdingue et pataud souffrant de l'énormité de ses beats (sur)produits par une armée entière selon les normes du moment (en partie définies par son travail avec Kanye West en 2011 sur Watch The Throne), ainsi que d'une baisse d'inspiration de la part du rappeur, malgré de bons moments. Après ce disque surviendra une longue ellipse, dans laquelle Sean Carter s'effacera au profit de sa femme Beyoncé, et gérera ses affaires dans l'ombre. Malheureusement, même loin du micro, il est resté sous les projecteurs pour de mauvaises raisons, un adultère qu'il aurait commit, révélé par le comportement de sa belle-soeur Solange dans une vidéo de surveillance devenue ultra-connue, et confirmée par l'album multi-acclamé "de la revanche" de sa femme, Lemonade, en 2015. Le couple ayant apparemment réglé ses comptes en privé (ce qui ne nous intéresse guère d'ailleurs), Jay-Z se devait apparemment de répondre musicalement, et peut-être que ces petits coups de piques égratignant son image publique devenue éminemment respectable sous Obama ont réveillé le taureau, allez savoir.

JAY-Z

  Toujours est-il que pour ce nouvel album, Jay est revenu à ses premières amours, les beats soul (tous magnifiquement produits à l'ancienne par un seul producteur, No I.D., magistral ici), et à l'authenticité émotionnelle de "Glory".  Cette simplicité se retrouve jusque sur la pochette, sans mention de Jay mais avec un peu d'ego quand même, avec ce malicieux rappel sur le statut du rappeur (c'est quand même son 13e album !). Et ce disque, suite à cette impulsion, a démarré une nuit agitée, à 4h44 du matin, lorsque Jay s'est mis à écrire furieusement "4:44", donnant son nom à l'album (et durant 4 minutes et 44 secondes tout pile). Le titre, considéré comme le plus puissant par le rappeur, est construit autour d'un sample de "Late Nights & Heartbreak" interprétée par Hannah Williams & The Affirmations, composée par Kanan Keenay et magnifiquement trituré par No I.D., qui affirme avoir voulu tirer le meilleur d'influences comme What's Going On de Marvin Gaye (1971), Illmatic de Nas (1994), The Blueprint de Jay-Z (2001), Confessions de Usher (2004), ou My Beautiful Dark Twisted Fantasy de Kanye West (2010).

Hannah Williams & The Affirmations - Late Nights & Heartbeak (2016)

  Le titre du rappeur, comme le morceau dont est issu le sample, parle d'infidélité, et constitue une vraie lettre ouverte d'excuses à sa femme. Tout le génie de No I.D. est d'avoir conçu ce beat en sachant que Jay-Z voulait écrire un morceau de ce type, dans le but précis de le forcer à raconter cette histoire en toute vulnérabilité. La réponse de Jay en entendant le beat ? "Ok, je rentre à la maison". Et c'est cette fameuse nuit qu'il se réveillera pour écrire le texte. Qui est riche, brassant les questions du couple, de la paternité, de ce que ça signifie que d'être un homme. Ces questions sont remises dans le contexte d'une célébration de la culture populaire, en particulier black, dans le clip fait de collages de vidéos virales chopées sur internet.


JAY-Z - 4:44 (2017)

  A partir de ce morceau déclencheur, c'est un grand album qui peut se dérouler devant nos oreilles ébahies. On va tout de suite traiter du cas du 1er morceau du disque, également le 1er enregistré, "Kill Jay Z" dans lequel le rappeur parle de tuer son propre ego (symbolisé par le passage officiel du nom Jay Z en JAY-Z pour ce LP), après avoir récapitulé une liste de ses errances passées et des erreurs qu'il a commises dans sa façon de les gérer. Le morceau est construit autour d'un sample de "Don't Let It Show" par le Alan Parsons Project (1977), et est magnifiquement mis en image dans un clip prenant, allégorie de la fuite en avant du rappeur.

JAY-Z - Kill Jay Z (2017)


  Mais c'est bien "The Story Of OJ" mon morceau préféré de ce disque. Musicalement impeccable, il repose sur le merveilleux "Kool Is Back" de Funk Inc. (1971), et surtout le poignant "Four Women" (1966) de Nina Simone, le genre de samples hors de prix que seuls Jay et Kanye peuvent se payer (ou presque). Magnifique par sa musique et son interprétation vocale, il évoque avec brio un thème sous-jacent aux précédents morceaux, et qui a peut-être aussi poussé Jay-Z à sortir de son silence : la condition des afro-américains aux USA en 2017. Je n'ai rien à dire de plus, si ce n'est qu'il faut l'écouter et regarder son clip, sans doute un des meilleurs de l'année, inspiré du livre The Story Of Little Black Sambo (traduit en "Sambo, le petit Noir" en français) de Helen Bannerman (1950), livre controversé truffé de clichés racistes. On y suit Jaybo, l'avatar de JAY-Z, déambulant dans un univers proche des premiers Disney en noir et blanc, version raciste. Très puissant, visuellement et conceptuellement.

JAY-Z - The Story Of OJ (2017)

  Autre sample hors de prix pour une prod excellente : "Love's In Need Of Love" (1976) de Stevie Wonder, sur "Smile" dans lequel on entend un Jay optimiste, parlant de transformer les erreurs du passé en leçons pour un futur meilleur, et permet à sa mère de faire un coming out en direct devant le monde entier sur l'outro décidemment inclusive de la chanson. Et cette mentalité n'est pas la seule trace de modernité de la track, on y entend également les premières concessions à la modernité : un beat et un flow influencés par la trap. 

  Mêmes les morceaux plus légers valent le détour. Le reggae samplant une fois de plus Nina Simone de "Caught Their Eyes" est sublimé par Frank Ocean. L'autre morceau influencé par la Jamaïque, "Bam", avec Damian Marley utilise le même morceau de Sister Nancy comme source de sample que le "Famous" de Kanye. Il lasse un peu à force de répétitions, mais a le mérite d'être accrocheur. 

      
JAY-Z & Damian Marley - Bam (2017)

  Dans le même esprit, en plus sombre et plus intéressant, "Moonlight" intrigue. Son clip, détournement afro-américain de Friends, vaut le détour également. Tout comme le superbe morceau "Family Feud", samplant Beyoncé et les Clark Sisters, et le classique "Marcy Me" et son refrain rnb, qui utilise l'autotune, les effets dub et le côté soul-rap façon J.Cole avec subtilité. Retour au classicisme également avec "Legacy", comme un décalque fatigué et usé par le temps de son pétaradant, fier et classique Black Album (2003).


JAY-Z - Moonlight (2017)

  Les bonus produits par James Blake valent également le détour : le triste "Adnis" nommé d'après son père et le minimaliste "ManyFacedGod". D'un autre côté, le freestyle de sa fille sur "Blue's Freestyle / We Family" fait sourire, mais n'est pas aussi intéressant, même s'il a le mérite de valider mon argument sur "Glory" comme source d'inspiration de ce disque.

  Bref, le retour de JAY-Z est étonnamment monumental et indispensable, et c'est un vétéran du rap plus pertinent que jamais qui revient avec un album on ne peut plus personnel, gavé de prods brillantes, que demander de plus ?

JAY-Z - ADNIS (2017)

JAY-Z - ManyFacedGod (2017)












Young Thug - Beautiful Thugger Girls (2017)

  Le dernier exemple de réinvention rap réussie n'est pas une énorme surprise, puisqu'elle nous vient d'un caméléon. Young Thug se paie en effet le luxe depuis des années de se réinventer presque à chaque sortie, ouvert à toutes les influences et les collaborations hors du rap (Jamie xx, Calvin Harris...) comme son idole Lil Wayne, tout en gardant son ADN trap tout droit issu des premiers singles de Gucci Mane.

  Ainsi, à l'image de cette pochette "photoshoppée à l'arrache" façon collage, le premier titre de l'album, "Family Don't Matter", donne le ton : guitares tour à tour rnb sucré façon 90's et country-folk, le beat est définitivement d'Atlanta dans l'esprit, le flow riche oscille entre rap alien post-Wayne, country ("yee-ha !", le refrain), trap, pop et inflexions jamaïcaines. Et Millie Go Lightly fait une excellente partenaire de chant, pour des choeurs aussi étonnants que magnifiques comme pour des soli rnb-pop éblouissants. D'ailleurs, son autre collaboration avec Thugger sur ce disque, "She Wanna Party" est une autre réussite totale, dans un genre de trap néo-dancehall inauguré précédemment par Young Thug avec son acolyte Travis Scott sur "Pick Up The Phone" (2016) il y a quelques mois. Ce tube absolu est une vraie party song hédoniste, de la pop post-moderne, post-trap. 

Young Thug


  Et ces deux morceaux résument bien l'esprit conquérant de ce singing album, co-produit par Drake : réaliser un crossover trap, pop, country-folk, dancehall et électronique. Pour cela, il a su s'entourer de producteurs compétents comme Rex Kudo, London On Da Tracks, Wheezy ou le producteur "folk-trap" Charlie Handsome, ainsi que de personnalités éclectiques comme le guitariste, metalhead et rappeur Post Malone par exemple. 
  Ainsi que son fidèle ingénieur Alex Tumay, seul à être habilité à entendre Thugger en studio et à mixer sa voix.

  On peut s'amuser à énumérer les influences oxymoriques de ces morceaux. La triste et chargée "Tomorrow Til Infinity" s'inspire de la noirceur des prods de Travis Scott, de la façon de traiter un sample post-punk dans du rap de Kanye West sur la tout aussi déchirante "FML" (2016), d'un je ne sais quoi de la sciences de l'espace qui caractérise les meilleures prods du rockeur-rappeur Post Malone, et du gospel autotuné plein de soul et hypermoderne du golden boy Ty Dolla $ign.

  "Daddy's Birthday" est également pleine de soul dans le chant, ainsi que dans la musique traitée comme un sample de muzak par un producteur de vaporwave, avec une nonchalance post-"Hotline Bling" de première fraîcheur. Quiet Is The New Loud... 

Young Thug & Future - Relationship (2017)

  Comme je l'ai dit, ce disque est un disque de crossover, notamment pop. Et il est donc gavé de tubes. Comme "Do U Love Me", irrésistible trap-pop post-dancehall. Ou "Relationship", hyper putassier, avec Future, entre construction presque EDM et esthétique bling bling 80's-90's (cf le clip ci-dessus). Crossover rnb aussi, avec ces guitares sirupeuses un poil latino sur "You Said", qui auraient pu figurer sur un disque du mitan des 90's et encadrent un chant affecté hésitant entre la mise à nu émotionnelle et le second degré à force d'exagérations. Avec Quavo dans le rôle de la chanteuse rnb (c'est aussi à ça que sert l'autotune). 

  Puisqu'on parle de sirop et donc d'amour, c'est une bonne occasion d'aborder les textes. Pas géniaux sur le fond malgré quelques fulgurances, ils sonnent en revanche divinement bien à l'oreille (c'est normal, c'est de la pop !), et parlent presque tous de l'amour de Thugger pour sa copine (avec force détails explicites, c'est normal c'est du rap, ne pas s'effaroucher pour si peu on est en 2017, la poésie est crue).

Drake & Young Thug

  La fin de l'album est un peu en deça par contre. "On Fire" est sympathique mais moins captivante que les autres ersatz dancehall présents ici, malgré un parti pris dark original pour le genre. "Get High" est également appréciable, mais pas transcendante malgré un intéressant côté G-Funk 4.0 assisté par Snoop Dogg en personne. "Me Or Us" est également bien cool dans le registre country-folk sans crever le plafond. Tandis que "Feel It" et "Oh Yeah" sont des exercices trap-pop interchangeables, que "For Y'all" lasse malgré ses cuivres latino, et que "Take Care" fait dans la surenchère électronique un peu douloureuse. 

  J'aurais personnellement préféré que ces morceaux soient considérés comme des bonus tracks, ou fournissent un EP à part, plutôt que de ternir et rallonger inutilement ce disque. D'autant plus que question dépouillement émotionnel, Thugger avait fait beaucoup mieux avec "Safe", que j'aurais préféré entendre ici et ne mérite pas son statut de single isolé (le clip, présent ci-dessous, est cool aussi). Dans une moindre mesure, la trap tropicale de "All The Time", elle aussi absente du disque, valait davantage le détour que ces derniers titres.

Young Thug - Safe (2017)


  Bref, malgré une fin d'album comme qui se dégonfle un peu au fur et à mesure, ce disque fait quand même partie des LP marquants de l'année pour moi, et reste un superbe exemple de réinvention artistique réussie.

Merci pour votre lecture et vos commentaires, et à bientôt !


 Alex

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