Cet album n'est pas un album de trap comme les autres. Alors que le genre est fortement ancré dans le Sud, ayant maturé à Atlanta, Sheck Wes vient de Harlem, tout comme son producteur et ami Lunchbox, et ils ajoutent un côté cinématographique, sombre, minimaliste et nihiliste, venu des légendes de la côte Est (Mobb Deep, Wu Tang Clan...) à cette musique.
Sheck Wes - Mindfucker (2018)
Les accords traînants et menaçants de synthé, accompagnés de bruitages de film d'horreur, de choeurs morbides post-Kid Cudi et d'une rythmique très, très sèche, installent cette ambiance dès "Mindfucker", grand morceau sur lequel Sheck Wes pose son flow, entre trap à la Migos, Soundcloud Rap et phases plus classiques. La musique oscille entre un côté implacable, directement issu du travail de groupes bruitistes comme Death Grips et de l'immédiateté punk du rap underground et saturé de Soundcloud, et moments plus ambient et aérés durant lesquels la tension monte, comme si la petite dose d'oxygène accordée à l'auditeur était viciée ("Wanted"). Le sound design est remarquable, et installe une ambiance dystopique, entre BO de films d'épouvante, Blade Runner, rock psychédélique et productions d'El-P ("Chippi Chippi").
Sheck Wes - Chippi Chippi (Clip, 2018)
Les sons originaux, souvent proches des musiques de vieux jeux vidéos à la Pokémon ou Zelda (les géniaux bangers à écouter absolument comme "Live Sheck Wes", "Gmail", "Mo Bamba", "Fuck Everybody"), utilisés dans ces sons post-trap rappellent le travail de Pi'erre Bourne en plus sombre et plus minimaliste. Mais même si niveau efficacité, la dynamique et la complémentarité entre Wes et son producteur sont souvent proche de celle de Playboi Carti et Bourne, Wes est néanmoins un bien meilleur MC, avec davantage de choses à dire, et là où Carti est un instrument comme un autre au service de la vision de Bourne, Wes est davantage dans une collaboration, captant davantage l'attention. Ne le confondez donc pas avec un ad-libber de plus, on a affaire à un vrai MC avec des choses à dire, dans la grande tradition de New York.
Sheck Wes - Mo Bamba (Clip, 2018)
Mais même lorsque la musique se calme et se rapproche d'une électronique proche de l'ambient, la tension reste, comme sur les très belles "Danimals" "WESPN" et "Never Lost" qui évoque l'exil au Sénégal de Wes. Quelques tracks comme la très cool "Vetement Socks" ou "Jiggy On The Shits" se positionnent pile entre les ambiances plus aérées et les plus oppressantes, formant un bon amalgame du style Sheck Wes, et apportent un côté presque rock de la fin des années 70 - début 80's au projet, dans la lignée de l'influence qu'Eno a pu avoir à l'époque sur Bowie, Robert Fripp ou U2 à la suite de sa période berlinoise. Et un petit côté JPEGMAFIA aussi, ce dernier étant passé maître dans le mélange agression/beauté calme, et possédant également une oreille furieusement affutée pour les sons cools et non orthodoxes.
Même les sons moins originaux, comme "Burn Slow" qui mêle cependant chant et rap de façon intéressante, ou "Kyrie", qui évoque surtout Chief Keef et un peu Travis Scott, sont très recommandables, même si moins marquants. C'est que Wes sait gérer et varier ses influences, ainsi le single qui l'a fait décoller, "Mo Bamba", n'est pas plombé mais plutôt embellie par les éléments empruntés à Lil Uzi Vert ou Cudi.
Sheck Wes - Live SheckWes Die SheckWes (Clip, 2018)
C'est donc un disque assez passionnant au succès mérité, qui sait alterner entre nappes ambient inquiétantes et gros bangers saturés, et installe une ambiance cinématographique incroyable, à base de sons 8bits, de beats trap, de bruitages dignes de films d'horreur et d'un sound design presque coldwave, tout en alternant chant et rap avec brio. Une grosse réussite méritée pour un rappeur impliqué à fond dans un projet porté à bout de bras.
A écouter sur Spotify ou Deezer
Alex
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