Les aventures musicales de deux potes

Les aventures musicales de deux potes

mardi 21 mai 2019

Tyler, The Creator - IGOR (2019)


  Ca y est, deux ans après Flower Boy (2017), mon album de l'année, et sérieux prétendant au trône des meilleurs disques de la décennie, le génial Tyler, The Creator revient avec un nouveau disque, IGOR. Le sale gosse provocateur balançant des gros bangers de rap atonal aura bien changé, lui qui compose désormais des symphonies soul/pop délicates aux arrangements baroques et chante autant qu'il ne rappe. Il aura enfin pu passer outre la mauvaise compréhension de son art, puisque suite à des premiers albums aux paroles violentes écrites dans un cadre narratif, du point de vue d'un personnage fictif, il aura subi la folie des institutions (il a été banni du Royaume-Uni à une période) et l'ineptie d'une frange de la critique musicale qui ne prend pas le temps de l'écoute et de la compréhension (on l'a accusé d'être misogyne et homophobe sur la base de textes écrits du point de vue d'un personnage fictif qui l'était, alors que dans la vraie vie c'est un des rares musiciens homme ne ratant pas une occasion de se répandre en éloge sur le travail des collaboratrices féminines avec lesquelles il a eu la chance de travailler, et qu'il est bisexuel ou gay... D'ailleurs pas mal de membres de son ancien collectif Odd Future étaient femmes, homosexuel.le.s, bisexuel.le.s... La poutre dans l’œil ces critiques, je vous le dis). 

Tyler, The Creator - IGOR'S THEME (2019)

  Avec Flower Boy puis IGOR, il a su conquérir les amateurs de belles mélodies, d'arrangements soignés, d'inventivité sonore tout en gardant les puristes rap qui ont bien compris que sur ce terrain là aussi il est impeccable. C'est d'autant plus impressionnant que sur ce dernier disque, il produit et arrange tout. Etant lui même doué avec les machines et bon claviériste, il s'est pourtant entouré de pas mal de monde pour ajouter de la densité à ce disque impressionnant : une voix, un choeur par ci, une guitare par là, etc... En cela, il est à la fois le digne descendant de l'homme-studio capable de recréer un style musical entier avec trois bouts de sample façon Neptunes, et du rôle de chef-d'orchestre visionnaire d'un Kanye West depuis My Beautiful Dark Twisted Fantasy.

Pochette alternative d'IGOR

  Maintenant que tout cela est posé, passons à la musique. "IGOR'S THEME" sonne comme un mix entre les Neptunes, Kanye West et l'électro-pop décomplexée de la fin des années 2000 (Klaxons, MIA...), et tabasse sur un rythme groovy encadré de synthés bien crado et embelli d'arrangements magnifiques (pianos, synthés, samples vocaux, et "vraies" voix). Le morceau enchaîne sur le délicat "EARFQUAKE", plus proche de Flower Boy musicalement, mais portant également des traces lointaines de G-Funk, et proche des plus récents travaux de Frank Ocean et Blood Orange dans son approche psychédélique, intellectuelle et sensible du rnb. Là encore, la chanteuse Jessy Wilson, le collaborateur ultime Charlie Wilson, ainsi que le rappeur Playboi Carti viennent donner de la voix, tous les deux avec un impact émotionnel plus que percutant, qui comblent l'espace d'un disque pour le moment très instrumental. 

Tyler, The Creator - EARFQUAKE (Clip, 2019)

  C'est sur "I THINK" que la voix non modifiée de Tyler réapparaît réellement, chantée autant que rappée, sur un beat très disco agrémenté de synthés saturés comme sur Yeezus. La track utilise d'ailleurs des idées issues de "SexyBack" de Justin Timberlake / Timbaland, ainsi que du "Stronger" de Kanye (sur Yeezus comme "Stronger", on entend des échos house, et une collaboration de Daft Punk). Il y a donc un gros côté années 2000, lorsque les revival disco se percutaient avec l'électro-pop et le rap devenant lui aussi davantage pop et électronique (pensez à Graduation du même Kanye, aux prods de Timbaland pour Nelly Furtado, ou au tube "American Boy" de Kanye et Estelle par exemple, avec qui Tyler a collaboré sur Flower Boy).  Cette track décidément sous influences est aussi enrichie d'une collaboration avec Solange (il a beaucoup contribué au dernier album de celle-ci) et d'un sampling du break introductif du génial "Get Down" (1982), bombe électro-funk du camerounais Nkono Teles. Ces interpolations d'oeuvres précédentes servent un but précis : donner à ce morceau un côté immédiatement familier à l'auditeur, qui aura l'impression de connaître ce morceau sans savoir d'où, et pourra ressentir une certaine forme de nostalgie en entendant des échos de la musique d'il y a déjà 10 ans. C'est malin.

Tyler, The Creator - I THINK (2019)

  Côté texte, ce qu'on avait subodoré à l'écoute de la précédente ne laisse plus de doutes : ce disque est un album-concept autour d'une relation amoureuse, qu'on devine tragique car si Tyler n'a pas de doute sur le fait qu'il tombe amoureux, il semble que l'objet de son désir n'ait pas forcément des sentiments réciproques. D'ailleurs, sur la très tendue "Running Out Of Time", chanson durant laquelle la relation est décrite, on comprend vite que les ferments de la rupture sont déjà là. Cette tension, cette urgence, sont présents dans la musique, notamment au travers du sample de "Hit & Run" de RUN-DMC. Tyler modifie sa voix sur ce morceau comme sur le suivant, "New Magic Wand", pour accentuer le côté solitaire, aliéné de l'amant délaissé. Ce dernier est d'ailleurs un morceau plus sombre musicalement, avec le retour de claviers sursaturés sur une rythmique très Neptunes insistante et ponctuée de breaks menaçants, sur laquelle Santigold vient donner de la voix. Comme sur ses premiers disques, Tyler se met dans la tête de ce personnage, devenant fou, incohérent et violent, oscillant entre supplications ("please don't leave me now", répété comme un mantra) et menaces (allant jusqu'à la menace de mort), pour accentuer le drame d'une rupture douloureuse qu'on devine réelle.

Tyler, The Creator - New Magic Wand (2019)

  Avec "A Boy Is A Gun", on retrouve un hip-hop plus classique, tant dans le rap que dans l'instru samplant la soul du "Bound" de Ponderosa Twins Plus One (déjà utilisé sur "Bound 2" de Kanye). Néanmoins, les arrangements restent denses, psychédéliques, mélancoliques et beaux, et on est régulièrement émerveillé devant ces irruptions de samples, pianos, choeurs, claviers, ou cette guitare électrique donnant au tout un aspect un peu prog. Un très beau morceau, triste, puissant et poignant. Sa suite, "Puppet", est dans le même registre. Samplant la pop-rock indé délicate, entre lo-fi et baroque, de Part Time ("It's Alright With Me"), le morceau utilise aussi des idées issues du "Hello" de Erykah Badu, et des intervention vocales de Kanye West en personne, accentuant le côté transmission, héritage, passage de bâton entre ce dernier et Tyler. Et là encore, le texte est déchirant ("i'm your puppet").

Tyler, The Creator - A Boy Is A Gun (2019)

  Retour à du plus sale, à du plus dark, sur "WHAT'S GOOD", avec un beat insistant, martelé, des synthés menaçants (entre trap et Yeezus) et des voix saturées, entrecoupés de moments de beauté prog et soul. On notera la collaboration du rappeur british slowthai sur ce gros banger plus que satisfaisant. Le morceau a un gros côté rock avec ces sons saturés, organisés en riffs, et ça rappelle la puissance de titres du Kanye prog de 2010, lorsqu'il samplait avec intelligence Black Sabbath et King Crimson. Un morceau intense et génial.

Tyler, The Creator - WHAT'S GOOD (2019)

  Sur "GONE, GONE / THANK YOU", Tyler s'adjoint l'aide de génies du rock indé, Mild High Club (auteur de l'album préféré de 2017 de Tyler, déjà présent sur Flower Boyet King Krule (qui a déjà produit pas mal de hip-hop sous différents noms), ainsi que des voix de Cee-Lo Green. La track sample également "Fragile" de Tatsuro Yamashita, et semble plus apaisée, entre soul, et rock psychédélique, et Tyler retrouve sa voix naturelle en même temps que son apaisement, puisqu'il a enfin pu se débarrasser de ses sentiments amoureux à sens unique (jolie idée que ces modifications vocales suivant l'évolution du personnage). D'ailleurs, il abandonne complètement son obsession amoureuse et regarde le futur avec optimisme sur "I DON'T LOVE YOU ANYMORE", morceaux doux-amer et apaisé, sur lequel on retrouve Solange et Ryan Beatty (ce dernier, ainsi que Santigold apparue un peu plus haut, on déjà bossé avec lui sur son dernier EP). 

Tyler, The Creator - GONE, GONE / THANK YOU (2019)

  Le disque se termine par l'apothéose soul-rock, pas si loin d'un Funkadelic période "Maggot Brain", de "ARE WE STILL FRIENDS", sur laquelle on entend également les voix du légendaire Al Green et de l'icone devenue ami Pharrell Williams

  Pour reprendre tout ça brièvement, ce disque à la croisée des influences (électro-pop des années 2000, hip-hop, pop post-Neptunes, soul psychédélique, rap saturé à la Yeezus...) est une réussite totale. Avec un nombre d'invités assez conséquent, à la voix comme à la prod, Tyler garde néanmoins la main sur un projet ultra-personnel et se montre en véritable chef-d'orchestre, capable d'utiliser les interventions de ces collaborateurs souvent proches et récurrents pour transcender les morceaux d'un disque qu'il a entièrement composé, arrangé et produit par ailleurs. La cohésion musicale est assortie d'une cohésion thématique totale, des textes à l'interprétation et au traitement des voix qui servent le propos narratif de cet album concept sur une relation amoureuse vouée à l'échec. C'est une oeuvre brillante, dense mais consise, qui ne perd pas une seconde mais laisse tout de même l'auditeur respirer à travers de magnifiques plages instrumentales souvent délicates, pour mieux le cueillir au banger suivant. Un très, très grand album.

A écouter sur Spotify ou Deezer ou Youtube

Alex


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