Cette année 2017 aura vu nombre de gloires du rock indé des années 2000 et 2010 remettre le couvert, pour certain depuis un bail. Nous allons aujourd'hui évoquer trois retours réussis : ceux de Grizzly Bear, de LCD Soundsystem et de The War On Drugs. Comment ces groupes ont-il fait pour rester pertinents après toutes ces années, dans un environnement déboussolant et avec un monde de la musique évoluant de manière folle ?
Grizzly Bear - Painted Ruins (2017)
Et pour commencer, quoi de mieux que d'écouter une valeur sûre ? Grizzly Bear, c'est une discographie impeccable pour l'instant, avec un sommet marquant : Veckatimest. En plus, le prédécesseur de ce Painted Ruins, Shields, était très bon et le groupe a pris son temps depuis. Et, vous le comprendrez assez vite, ce disque n'a pas à rougir devant ses illustres ancêtres, c'est peut-être même mon 2e préféré. Il contient des merveilleuses chansons mélancoliques aux climats riches, apaisés comme tendus, toujours mouvants, presque plus proches du jazz que de la pop, comme sur "Wasted Acres". Dans laquelle on notera une rythmique plus insistante, plus synthétique aussi, proche du trip-hop, et une utilisation de claviers bourdonnants moins discrets que d'habitude. Ce qui est confirmé par la pop bondissante et expérimentale de "Four Cypresses" et surtout par la géniale "Mourning Sound", dans lequel ces éléments sont boostés par un tranchant post-punk et une science de la mélodie tubesque. Excellent single, d'une richesse accessible, pure, belle et intègre. Tout est beau sur ce disque, et en particuliers les guitares et les voix.
L'aspect trip-hop voire post-rock et jazz des rythmiques ressortent sur "Three Rings", ou la plus mélodique "Losing All Sense", dans laquelle les claviers sont utilisés avec une justesse impeccable (cf également "Cut-Out"). Mais le groupe sait autant faire preuve de finesse que de puissance, et sait faire vrombir les enceintes et cracher les guitares quand il le faut, comme sur "Aquarian", parfaite synthèse entre le rock indé d'où le groupe provient et leurs aspirations jazz dont on a parlé. Et ces déchirures de guitares qui lacèrent les chansons font tout le sel des derniers morceaux du disque autrement un peu plus plats que la moyenne, sur la bonne "Sky Took Hold" notamment.
Enfin bref, l'angle choisi par le disque : plus de jazz sur le fond, plus d'électronique sur la forme sans négliger les guitares pour autant, et insister sur les mélodies, est gagnant. C'est une réinvention légère mais notable, d'autant plus grande qu'on a du mal à la percevoir en général pour un groupe jouant une musique aussi complexe et riche d'influence que celle de Grizzly Bear. C'est une belle façon de relever le défi : s'enrichir pour évoluer à son rythme, changer sans se trahir et en mettant en valeur le plus important, les chansons.
Donc vous l'aurez compris, le disque (à écouter là) est excellent. Un retour gagnant et un opus parfait de plus dans une disco inattaquable, c'est vraiment un plaisir fou de retrouver le groupe de Brooklyn à chaque sortie, et ça fait surtout plaisir d'entendre un tel niveau de complexité et de finesse injectée dans une pop aussi accessible par ailleurs, disons que ça tranche avec le mainstream et qu'un tel niveau de polissage et d'artisanat est rendu de plus en plus complexe à atteindre pour beaucoup de groupes pour des raisons matérielles. Bref, on aurait tort de bouder un délice aussi rare et donc précieux.
LCD Soundsystem - American Dream (2017)
Derrière une pochette aussi hideuse se cache pourtant un bon disque. Je ne vais pas vous refaire tout l'historique de la séparation puis de la reformation du groupe ni apposer un jugement moral dessus. C'était prévisible, ça fait un moment et si on aime le groupe et que les nouvelles chansons sont bonnes, ça valait le coup non ? La question est là : est-ce que ces nouvelles chansons valent le coup d'être sorties.
Je vous réponds de suite oui. Rien que pour "oh baby", et même si tout le reste avait été pourri, ça aurait valu le coup. Ce morceau, directement inspiré de la synthpop inventée par Martin Rev et Alan Vega de Suicide, est vraiment une des meilleures chansons, si ce n'est la meilleure, de LCD. Elle a une profondeur et une puissance à tous les niveaux, de la compo à la mise en son, qui la classe directement dans les classiques, à côté de nombreux anciens comme les Jesus & Mary Chain, Iggy Pop, Springsteen, ou de fantômes qui comme Vega hantent ce disque : ceux de Bowie, Leonard Cohen, ou Lou Reed. Et le côté doowop ou en tous cas pop 50's revue et corrigée façon dernier Vampire Weekend (qu'on retrouve un peu sur "american dream" en un chouia moins percutant), ça marche toujours sur moi de toutes façons. Surtout que James Murphy a vraiment progressé en termes de chant depuis le break, c'est assez divin aussi (on le verra par la suite, il s'est amélioré niveau guitares aussi). Et puis ce son de synthé énorme, réminiscent de "Dance yrself clean", me fout des frissons à chaque fois. Ça tombe bien, il revient aussi sur l'intense "How Do You Sleep".
Je m'attendais à une suite à This Is Happening, mais la meilleure comparaison serait avec le premier album homonyme du groupe : les morceaux sont tranchants, longs, répétitifs, très dance, sans fioritures, et le disque en lui même est long. C'est criant sur "other voices", "change yr mind" et "emotional haircut" qui jouent le même dance-rock minimaliste et rêche inspiré par The Rapture, les Talking Heads, New Order et Bowie qu'au début des années 2000. On peut en dire de même de l'ultra répétitif et ultra bon disco-punk du parfait premier single "tonite", pile entre "Tribulations" et "Losing My Edge". Même si le glam du deuxième album se pointe à l'occasion de morceaux nostalgiques et riches en guitares comme "i used to" et "call the cops" (un chouia Strokes dans l'esprit, et très Bowie/Eno/Fripp dans la forme).
En résumé, la démarche du disque (à écouter là), bien synthétisée sur un "black screen" final dépressif et épique, n'est pas comme chez Grizzly Bear le renouvellement via de nouvelles envies créatives, mais bien l'introspection, la nostalgie et le repli sur des références de plus en plus évidentes, sur ses anciennes œuvres et sur une certaine esthétique sonore vintage. Mais ce n'est pas un mal, car là encore le principal est là : les chansons. Que ce soit la démarche défricheuse et ouverte de Grizzly Bear ou celle plus rétro, passéiste et intime de James Murphy, la clé c'est ça. Si c'est bon, tout passe. Et sur le dernier LCD, c'est très bon, donc là encore l'exploit de ne pas avoir entaché la perfection de la discographie est réussi.
Tiens, sans le vouloir j'ai structuré ce papier comme une rédac de lycée (pourtant ça remonte maintenant). Après la thèse et l'antithèse, voilà la synthèse. Puisque pour avancer après un Lost In The Dream (2014) grandiose et acclamé à juste titre, Adam Granduciel de The War On Drugs a pioché dans le passé des sons, des idées, des inspirations, pour les triturer, les remettre dans un contexte différent.
The War On Drugs - A Deeper Understanding (2017)
En effet, plutôt que de créer un disque du futur ou du passé, il a créé un disque du présent qui sonne comme le souvenir distordu par le temps qu'on a de l'écoute d'un disque. L'idée d'un disque de rock 80s plutôt que le disque de rock 80s lui-même, ce qui implique de faire du bon avec des sons ou des techniques d'écriture qui ont pu être exagérés à l'époque, de leur apporter un regard moderne, pas tant comme une correction que comme un point de vue sélectif qui fait son tri de manière plus ou moins consciente dans l'image déjà incomplète et personnelle qu'il a de l'époque. Et c'est ce décalage qui rend les artistes revivalistes ne tombant pas trop dans le pastiche passionnants.
La démarche est flagrante sur "Pain". La chanson sonne comme un hymne d'arena rock du mitan des 80's mais n'aurait pas pu sortir à l'époque, la production moderne, l'exagération de certaines caractéristiques épiques, de la reverb sur le chant, sont des stigmates de notre regard moderne sur une période qui ne se rendait par définition pas compte de ses tics et ses excès. C'est de l'ancien, mais en mieux, ou en tous cas en différent (et en plus gros aussi, le final du morceau est monstrueux). Ainsi, Granduciel plonge le folk-rock mélodique de Springsteen et Tom Petty dans un bain de krautrock et de dream-pop sur "Up All Night" et sonne comme un disque de rock indé bien dans son époque.
Les morceaux sont à la fois amorphes et tubesques, insaisissables, ce qui a bien été décrit dans le très bon article de Stereogum sur le disque. Je vous engage à le lire, c'est très long mais c'est passionnant, la meilleure chronique que j'ai pu lire depuis longtemps. Ce qui y est dit et qui éclaire particulièrement l'écoute de ce WoD, c'est que le son est tellement dense que souvent on s'y perd, et c'est ce qui fait son charme et son identité. Par exemple, vous aurez peut être le souvenir d'une mélodie de guitare en tête en repensant à un morceau, mais en l'écoutant bien vous vous rendrez compte que la guitare ne joue en réalité qu'une partie de cette mélodie, et que le piano, la basse et divers claviers comblent les trous. C'est comme un énorme puzzle que le cerveau a du mal à recomposer. Et c'est ce qui fait tout l'intérêt du groupe. Ces chansons, ces mélodies, sont hyper accrocheuses mais impalpables car chaque partie est insaisissable en elle-même et indissociable du reste, tout fond ensemble indistinctement et la chanson percute le cerveau comme un bloc monolithique à appréhender en tant que tel. Et c'est aussi vrai sur des cavalcades pop-rock tubesques comme "Holding On", "Nothing To Find", ou "In Chains" que sur des accalmies pop-folk (qui n'oublient pas d'être épiques) comme "Strangest Thing", "Knocked Down", la encore plus dylanesque que le reste (encore plus dylanesque que Dylan ?) "You Don't Have To Go", ou "Clean Living".
Cette démarche, post-électronique ou en tous cas post-Eno, évoque le travail d'un remixeur de génie plus que d'un "bête" groupe de rock, et le seul équivalent que je lui trouve est celui de groupes électro-pop comme Animal Collective décortiquant et reconstruisant le rock psyché et le rock indé 90's ou les artistes comme Flying Lotus, Thundercat et Shabazz Palaces qui apportent un esprit pop, hip-hop et expérimental à la déconstruction du jazz et de nombreux pans de la musique populaire.
Et puis il y a la plus épique des chansons épiques de ce disque épique, j'ai nommé la longue et épique "Thinking Of A Place", qui aurait mérité une chronique à elle seule, et qui comme l'ensemble des chansons de l'album et plus largement comme les trois LP chroniqués aujourd'hui donne à entendre de belles choses sonnant relativement neuves avec une guitare, ce qui est loin d'être évident en 2017.
Deux choses. Un, écoutez le disque, genre par ici. Deux, ce disque est une sacrée claque et un bon exemple de cette 3e voix, de cette démarche de revival qui ose piquer dans les tares du passé pour en faire les beautés du présent, et que j'avais déjà évoqué avec le dernier Timber Timbre, dans lequel le groupe s'est "forcé" à utiliser des sons qui ne lui paraissaient pas être de bon goût (notamment 80's), afin de se dépasser et de s'ouvrir un nouvel horizon créatif. Un peu comme le dernier Arcade Fire également, qui pioche sans vergogne dans la pop à paillettes des mêmes années 80.
Après tout ça, merci à vous, pour votre lecture et vos commentaires, en espérant que ça vous ait plu, et bonne écoute à vous. A bientôt !
Alex