J'avais acclamé le dernier album du rappeur irlandais Rejjie Snow, The Moon & You, dans mon top de fin d'année 2017. D'ailleurs cet album avait davantage en commun avec la pop expérimentale dopée au rnb et ouverte au rock indé, au folk, à la soul, au funk et à l'électronique du Blonde de Frank Ocean qu'avec du hip-hop puriste. Avec son dernier album, il fait encore plus fort avec deux principales influences en tête : l'électro-pop française et Tyler The Creator (auteur de mon album préféré de 2017 et collaborateur de Frank Ocean justement).
En effet, après la très belle jazz-pop synthétique teintée de gospel de l'introduction quasi-instrumentale "Hello", on tombe directement sur "Rainbows", chanson pop produite par le français Lewis Ofman, dans lequel sa collaboratrice et partenaire Milena Leblanc contribue à quelques choeurs, et où Rejjie Snow dévoile un flow grave, posé et assuré à la diction proche de celle de Tyler. Un bel exemple du mélange étonnant de ces deux influences pourtant très compatibles (surtout avec le virage progressif de Tyler, The Creator vers un électrofunk doux à la fois pop, soul et rnb, qu'on retrouve sur "Room 27", toujours produite par Ofman).
Rejjie Snow, Lewis Ofman & Milena Leblanc - Rainbows (2018)
Le duo Ofman/Leblanc est aussi aux manettes de "Mon Amour", belle chanson électropop typique du style du français dans lequel le rappeur est accompagné des choeurs en français du couple, avec même un couplet très Birkin de Milena. Lewis Ofman nous avait confié lors de notre interview que les disques de Gainsbourg pour et avec Jane étaient ses modèles absolus de collections de chansons pop parfaites, et c'est vraiment surprenant et génial qu'il ait assouvi son envie de les égaler sur un album de Rejjie Snow, c'est pourtant ce qu'il se passe sur la géniale "Désolé", dans lequel ce dernier s'essaie même au français. Mais c'est également logique puisqu'il nous a affirmé mourir d'envie de bosser avec Frank Ocean, avec lequel Snow possède une vraie connivence musicale. Cela permet également au producteur français de se mettre en danger en allant chercher des styles musicaux différents de ce qu'il a déjà fait comme sur la pop mutante de "Bye Polar".
Ces allusions françaises servent le thème de l'album qui se veut romantique, la France étant le pays représentant le mieux l'amour selon l'irlandais. Je n'arrive en revanche pas à savoir si la sympathique et fun "LMFAO", elle aussi teintée de France, est géniale façon Sébastien Tellier de Politics ou juste sympathique tout court.
Rejjie a vraiment poli cette sortie attendue depuis longtemps, puisqu'on se rend vite compte qu'en dehors de cette collaboration structurante avec Lewis Ofman il y a une unité thématique (assurée notamment par de courts interludes mimant une interview radio) et une vraie homogénéité musicale audible dans le choix des prods et des collaborateurs (de haute volée : ex-producteurs de Kendrick Lamar comme Rahki etc...) ainsi que dans les flow et chants. Privilégiant le calme mais groovy, aéré mais richement produit, Snow reste fidèle à son hip-hop léché, chill et élégant (cf la jazzy et très cool "Oh No!" ou l'électrofunk posée de "Spaceships" avec Ebenezer). On n'a ainsi pas de mal à passer de tube en tube. de D'abord "23", chantée-rappée et magnifiée par le chant de Caroline Smith (les voix féminines sont une constante de choix de ce disque) ainsi que quelques cordes, puis la très Tyler "Pink Lemonade" et la génialissime "Egyptian Luvr" produite par Kaytranada, avec Dana Williams qui apporte énormément au morceau et Aminé. Cette dernière chanson mériterait de passer sur toutes les radios et d'être n°1 en ce moment tellement sa disco cool est bonne, dans un genre qui devrait plaire à tous, et avec une alchimie qui rappelle la grande époque des tubes radio des Neptunes et de Timbaland.
Rejjie Snow, Kaytranada, Dana Williams & Aminé - Egyptian Luvr (2018)
Même si parfois ça va un chouia trop loin comme sur la trop sucrée "Charlie Brown", rnb en partie chanté par Anna Of The North, collaboratrice de Tyler, The Creator sur son dernier album. Ou comme sur "Greatness", dont le chant rnb un peu basique est à peine rattrapé par un rap et une prod heureusement plus agressifs. Et parfois ça tourne un peu en rond, comme sur "Annie" avec le pourtant régulièrement très bon Jesse Boykins III. Ce qui est un peu dommage, c'est que ces trois morceaux, placés bout à bout en fin d'album, ternissent un peu l'écoute et la rallongent inutilement, surtout qu'il y a déjà un paquet de morceaux même en ne comptant pas les interludes. Mais rien de grave, c'est tout de même très écoutable.
Et malgré les nombreux styles musicaux abordés, le rap n'est pas délaissé pour autant, et des morceaux comme le bluffant diamant brut "The Ends", ou la jazzy "The Rain", font habilement le lien entre le boom-bap old-school et la foisonnante modernité du genre.
C'est donc un album réellement passionnant, très réussi, que Rejjie Snow le perfectionniste a pris soin de polir pendant de longues années quitte à se coltiner une réputation de branleur. Un superbe disque que je vous recommande absolument.
Alex